Madame de V...

C’était un samedi. Le temps s’était immobilisé dans une chaleur dorée. Le lac, immense et lourde plaque d’étain, frémissait en certains endroits de la molle agitation des oiseaux qui l’effleuraient. Dans la voiture qui nous conduisait le long de la rive, ma mère me faisait les dernières recommandations. À dire vrai, les conseils répétés de ma mère me semblaient superflus. Comment, enfant, pouvais-je savoir à cet instant précis, que notre hôtesse allait jouer le rôle qui fut le sien auprès de moi et longtemps ? Tour à tour infatigable, ravissante, aérienne, orgueilleuse, condescendante, elle était ma protectrice, j’étais son principal sujet ; elle était la châtelaine, j’étais son serf ; elle commandait, j’obéissais ; elle était ma mère, j’étais son enfant ; elle était ma maîtresse, j’étais son jeune et dévoué amant de cœur. Professeur de piano, maternelle, amante, Eurydice ! Comme une longue promenade qui remonte le temps, le passé, même composé, décomposé, éclaté, est toujours vivant, toujours présent.