
Michel Vialatte, auteur connu pour son approche discrètement incisive de l'âme humaine et sa maîtrise de l’expression des sentiments, signe avec « Procrastinacius ou l'homme qui commençait tout et ne finissait rien » un roman qui interroge la condition humaine à travers le prisme de l'inaction.
Publié en mars dernier aux Éditions du Net, ce livre nous plonge dans l'univers de la procrastination, avec une finesse et une légèreté qui sont la signature de l'auteur. Le roman est une nouvelle variation sur ses thèmes favoris : la quête de sens, l'incapacité à agir, et la complexité des relations humaines. Mais cette fois, c'est à travers un personnage qui semble tout avoir pour réussir, sauf la volonté de mettre un point final à ses œuvres, que Vialatte aborde la question de la paralysie intérieure.
Une thématique essentielle : la procrastination littéraire
Le personnage principal du roman, André Manduit, alias Procrastinacius, incarne cette figure de l’indécision : un écrivain dont les rêves, les ambitions et les projets se multiplient sans jamais connaître leur aboutissement. Vialatte dépeint, à travers ce personnage, un mal qui n'est pas simplement une tendance passagère, mais un état permanent, une attitude existentielle.
Procrastinacius, tout comme beaucoup d'entre nous, remet constamment à demain ce qu'il pourrait faire aujourd'hui, préférant se perdre dans les méandres de multiples possibles qu’offre la trame des récits qu’il conçoit plutôt que de se confronter à la poursuite de l’écriture de ceux-ci. Son cheminement intérieur, entre découragement et excitation à l'idée de commencer de nouvelles pages, est aussi une invitation à une réflexion sur la société moderne où l'hyperconnexion et la surabondance d'informations tendent à anesthésier la capacité d'agir.
À travers son personnage, Vialatte parvient à explorer cette contradiction qui définit bien des vies contemporaines : celle entre envie de réaliser quelque chose de grand et peur paralysante de l’échec ou, banalité redoutée et frustrante de nos actes. Procrastinacius est un homme qui commence sans cesse à travers ses romans des entreprises littéraires ambitieuses mais les laisse toujours en suspens, dans un perpétuel état de commencements jamais suivis d’aboutissement.
Une écriture subtile et raffinée
L'un des points forts du roman réside dans la qualité de son écriture. Michel Vialatte, fidèle à son style, mêle avec talent introspection de l’âme d’un personnage aussi talentueux qu’énigmatique et torturé et prose incisive, donnant à son texte une légèreté apparente qui traite en réalité de thématiques profondes. L’auteur utilise parfois une ironie subtile pour désamorcer le pathos de certains événements. L'écriture de Vialatte est fluide, et les dialogues, pour certains cinglants, permettent de capter rapidement l’essence de personnages dont les échanges sont empreints de cette dérision qui est l'une des marques de fabrique de l’auteur.
Elle devient un outil de réflexion, une manière de révéler des vérités amères et des situations dramatiques sans jamais tomber dans la noirceur. Ce cocktail se retrouve souvent dans le livre, rendant sa lecture agréable tout en invitant à la réflexion sur nos propres comportements, nos propres hésitations.
Mais surtout, Vialatte n’hésite pas à provoquer son lecteur en jouant avec la structure du récit : les chapitres s’enchaînent sans véritable logique chronologique, un peu comme les pensées de son personnage principal. Ce désordre apparent dans le récit symbolise à merveille la confusion intérieure d’André Manduit alias Procrastinacius et illustre avec efficacité le trouble intellectuel de celui qui se perd dans une infinité de possibles sans jamais parvenir à en concrétiser un.
Dans la continuité d'une œuvre déjà dense
Ce roman s'inscrit dans la continuité de l'œuvre de Michel Vialatte, mais il marque un approfondissement dans son exploration des travers humains, tout en restant fidèle à ses thèmes récurrents : la réflexion sur la condition humaine, l'absurdité de l’existence et la difficulté de trouver sa place dans un monde où tout va trop vite et confronte avec brutalité l’homme à sa propre finitude. Le précédent roman de Vialatte, « Serpentine’s Company », abordait déjà le sujet de l’échec surmonté d’une vie, mais sous un angle plus fataliste. Dans Procrastinacius, l’auteur semble offrir une alternative : la procrastination n’est pas ici simplement un échec, mais une porte ouverte vers l’analyse, un terrain fertile pour la réflexion et l’exacerbation de l’imaginaire. Procrastinacius, tout en étant l’anti-héros par excellence, finit par représenter une forme de liberté. Son incapacité à agir lui permet de s’exempter des pressions de la société moderne, dans une forme d’évasion, mais qui est aussi un piège existentiel.
L’auteur joue ainsi avec la temporalité, comme il l’avait fait dans ses précédents ouvrages, mais en la déplaçant sur le terrain de l’individu et de son rapport à la performance. Vialatte semble nous dire que, dans un monde où l’urgence semble dominer, prendre du temps, même pour ne rien en faire in fine, devient presque un acte de résistance. Et si, au fond, différer était une manière de vivre pleinement le présent ?
Avec « Procrastinacius ou l'homme qui commençait tout et ne finissait rien », Michel Vialatte livre un roman à la fois touchant et profond, une vision de la société moderne où l'inaction devient une forme d'art. L’écriture, acérée et pleine de nuances, fait de ce roman une lecture enrichissante, tant sur le plan de l’analyse psychologique que sur celui du divertissement. L’auteur prouve une fois de plus sa maîtrise de l’expression subtile des sentiments humains et de la critique sociale, tout en nous offrant une réflexion essentielle sur notre rapport à l’action.
Jean-Charles Aristide