Claude Vercey
5
Average: 5 (1 voter)

Foutraque, le premier mot qui me vint à l’esprit, à parcourir le montage de textes présenté par Jean Jacques Dorio, sous le titre emprunté à Montaigne : Un dictionnaire à part moi (aux improbables éditions du Net). Attachant fut le deuxième pour caractériser cet autoportrait abécédaire, fait de bric et de broc, de notes et de poèmes, anaphorisant pour un certain nombre, prenant pour d’autres la forme de liste ; mêlant érudition et émotion, une douleur infinie au souvenir de l’épouse, ma belle rongée par le cancer( cf : I.D n° 734), aux traits d’humour. Le désordre du vivant tempéré (si peu) par l’ordre alphabétique.

À l’instar de cet autre Jean-Jacques, s’exposant tel qu’il a été. Autophage, dans la lignée d’un Chaissac, d’un Henri-Simon Faure, d’un Jean-Paul Klee et ses milliers de pages inédites. Ou d’une Tristan Felix, grâce à laquelle - je n’oublie pas - du temps où avec Philippe Blondeau elle publiait la performante revue La Passe, je fis connaissance avec l’œuvre - de la partie émergente de cette œuvre, pour mieux dire - de Jean Jacques Dorio ( On relira à ce propos la note du 15 janvier 2016 : ici). . La rubrique Blog de ce dictionnaire nous donne une idée de l’immensité de la tâche accomplie, sans qu’elle suscite, signalons-le au passage, beaucoup de signes de reconnaissances ou de remous critiques.

Pas un jour sans poème que je poste la nuit.

Ouvert depuis le 8 janvier 2006, le blog « poésie mode d’emploi » a d’abord été hébergé par lemonde.fr, puis quand cet espace s’est fermé par wordpress. (….) Il correspondait au désir de combler le vœu maintes fois répété par le poète Octavio Paz : les journaux « du Monde Entier » devraient publier un poème par jour, offrant ainsi un espace de création à tout lecteur de bonne foi, qui aime la poésie.

Cette nuit, 10 juillet 2021, je poste le poème 5707. Je n’en tire pas la moindre fierté, mais la seule certitude que je suis vivant, je puis dire « ici, je me tiens ».

Un ogre littéraire. Qui, en plus d’être ce graphomane compulsif, dont le présent dictionnaire est tout au plus une réduction de l’œuvre toujours en extension, est un insatiable lecteur :

Je pratique une lecture effrénée, sauvage, raisonnable, comme arrêtée, en suspens, dévorant et goûtant, recrachant, savourant, d’un œil ému, mu par la folle manière d’écrire simultanément ma lecture, autrement, me trompant, insensée, reposante, fatigante, excitant, sidérante, remuant, à grande goulée, à la petite cuillère, au dé qui roule sur la plage de la page enchantée, la bouche noire d’encre sépia, de mauvaises herbes et d’odyssées, de mers toujours recommencées, au lit la nuit, lecture jouissive, cocon protecteur, et à la fin des fins tissant mon petit linceul.

Comme lui-même le suggère, la pratique d’écriture de Jean Jacques Dorio relève du palimpseste : les textes nouveaux s’écrivant sur les textes anciens, palimpseste dont il extrait, de temps en temps, les fragments qu’il juge les plus intéressants. Ou pour résumer sa démarche, ce poème, intitulé Écrire et précédé d’un exergue de Paul Valéry affirmant qu’Un homme qui écrit n’est jamais seul :

J’écris comme ça vient. Et quand ça ne vient pas, je n’écris pas.
J’écris dans le secret des nuits, sous la lumière pâle de mes sept lustres (et demi)
J’écris formellement sans me formaliser.
J’écris fort de café, laissant la main entraînée la possibilité de filtrer entre évènements réels et imaginés.
J’écris l’éclair et le deuil, le vocable sorti de derrière les fagots ou puisé chez Montaigne ou Queneau.
J’écris en vain mais quand personne ne me lira, j’aurai fait mon possible alléluia pour donner une forme au multiple et au singulier.
J’écris comme peignait Miro à partir d’un grain de poussière sur la toile, d’une inflexion de voix chère qui ne s’est pas encore tue, du fagot dans ma chambre quand j’avais une cheminée (qui tirait), de la forêt de pins d’Alep qui a brûlé cet été, de la cabane sans cesse commencée qu’imagine et fabrique mon petit-fils âgé de cinq ans, à côté de l’étang de Pourra aux mille flamants.
J’écris avec le tremblement heureux de mon ignorance et les 750 volumes de la Pléiade qui forment l’ADN de chacun des Sapiens.
J’écris comme ça vient. Et quand ça ne vient pas, je n’écris pas.